Pour cause d’épidémie, à la mi-mars 2020, une modalité de réalisation de l’activité qui semblait à la fois impossible (« Ça ne peut pas marcher, avec le SI qu’on a ! ») et inacceptable (« S’ils sont chez eux, les gens ne vont pas travailler ! ») a été massivement mise en œuvre en France, presque du jour au lendemain, dans de très nombreuses entreprises. Opposants et adeptes du télétravail ont été mis d’accord par le confinement imposé par les pouvoirs publics. Et d’un seul coup, ce qui apparaissait à certaines Directions Générales comme une simple concession au confort des salariés est devenu une contribution décisive à la lutte contre la pandémie, et une condition de la pérennité des entreprises. Il s’agit là d’un changement de paradigme d’une ampleur exceptionnelle, invitant à bien des réflexions sur ce qui semblait possible et impossible dans le monde du travail, hier. Je vous propose plus particulièrement ici d’investiguer les effets et les perspectives du travail en mode distanciel, tant pour les organisations que pour ceux qui y œuvrent.

Petit recensement des effets du passage au télétravail sur les équipes

Considérons le recours très répandu aux techniques de vidéoconférence pour des entretiens bilatéraux et des réunions, qui constituent les fondamentaux de toute coopération : que reste-t-il de cette dernière sans la présence physique et l’unité de lieu du travail ?
Recensons d’abord ce qui fait défaut quand on travaille à distance les uns des autres :

  • Le corps, l’incarnation,
  • La perception immédiate de la présence, de l’allure…
  • La capacité à produire une impression physique (impact, influence, voire ascendant ?),
  • Le recours à la sensorialité, qui permet de sentir les gens (« Je ne peux pas le/la sentir ! »),
  • L’ensemble des aspects de la communication non verbale. Parmi ce qui est sacrifié à la vidéoconférence, on compte : le toucher (poignée de mains, accolade, bise), l’odorat, les mouvements du corps hors champ de la webcam), le regard (qu’on ne peut pas croiser), les signes de connivence (apartés, clins d’œil,…),
  • La synchronisation physique et posturale complète (délibérée ou en mode réflexe),
  • Le jeu de la proxémie et la symbolique des places de chacun autour d’une table,
  • La « territorialité » de l’espace partagé des bureaux communs,
  • Les rituels d’accueil (café quotidien) et autres pots,
  • Les repas pris ensemble,
  • Les rencontres fortuites aux ascenseurs, aux badgeuses, à l’accueil, à la cafétéria, aux toilettes…
  • Les pauses cigarettes devant l’immeuble,

A la lecture de cette liste imposante (quoique non exhaustive), on pourrait se dire qu’alors il ne reste rien, que tout manque. Comme si l’essentiel avait disparu. Pourtant, ce n’est pas le cas ; loin s’en faut.
D’ailleurs, si certains se plaignent du distanciel et indiquent qu’il leur manque « quelque chose », d’autres y trouvent une forme d’aisance et en valorisent les bénéfices.
Pour le comprendre, détaillons ce qui reste présent et agissant dans un échange en mode distanciel (en vidéoconférence).

Alors qu’en présentiel, on peut estimer que tous les participants émettent et reçoivent simultanément sans interruption, la communication est plus asynchrone, en distanciel. Chacun peut donc mieux distinguer ce qu’il mobilise, en tant que récepteur, puis en tant qu’émetteur des messages.

Ce qui reste, côté récepteur :

  • La vue,
  • L’ouïe,
  • L’écoute…

Ce qui reste, côté émetteur :

  • La voix (grain, tonalité, débit, volume, altération sous l’effet des émotions) … qui devient donc centrale,
  • Les silences,
  • La respiration,
  • La gestuelle des parties du corps « comprises » dans le champ de la caméra,
  • L’expression du visage,
  • L’orientation du regard…

Mais au-delà de ces dimensions physiques, ce qui s’avère décisif dans un échange en distanciel, c’est le « contenu ». En effet, le dispositif technique bi-dimensionnel (réduit à l’image et au son) concentre notre attention sur ce qui se dit, à savoir :

  • La pensée, l’articulation des idées exprimées par chacun,
  • Le discours, le talent « oratoire » de chaque locuteur,
  • L’aptitude à rebondir dans la conversation,
  • Le charisme, la dimension visionnaire/créative et la capacité à susciter l’intérêt, voire à provoquer des émotions chez les autres, à « toucher » autrui…

Ma foi, ce n’est pas rien ! Et cela explique que certains apprécient cette configuration et n’y éprouvent pas de manque !

Cela nous rappelle une fois encore que les expériences peuvent être très différentes selon les individus, leur type de personnalité et leurs préférences interactionnelles. Or, les équipes sont souvent composées de personnes très différentes les unes des autres, et c’est heureux, pour elles et leur performance !

Impact du travail à distance sur la performance des équipes

Les gains ou bénéfices du distanciel

Dans les temps de travail seul :

  • Centration sur l’objectif, focalisation sur la tâche, capacité d’accélération,
  • Moins d’interruptions du travail, concentration,
  • Autonomie et sentiment d’autonomie,
  • Responsabilisation,
  • Affranchissement du regard des autres et des différentes formes de pression sociale du groupe…

Dans les temps de travail collectifs :

  • Réduction du stress et de la fatigue liés aux temps de transport, pouvant générer une plus grande disponibilité,
  • Moins d’affect dans les relations, qui peut limiter la conflictualité,
  • Focalisation sur l’objectif de l’échange qui peut accroitre l’implication et, de facto, développer la capacité à échanger des informations et à rebondir sur des idées,
  • Créativité/innovation plus forte (si les échanges sont bien animés, soutenus par un bon tempo)…

Les pertes ou risques de perte liées au distanciel

Dans les temps de travail seul, certains collaborateurs risquent d’être confrontés à des ressentis tels que :

  • Sentiment d’isolement,
  • Sentiment d’incompétence,
  • Perte de sens et de motivation, dispersion…
  • Dans les temps de travail collectifs, l’équipe ou le groupe peut éprouver les perceptions suivantes :
  • Confiance réciproque plus difficile à établir et à maintenir,
  • Amoindrissement du sentiment d’appartenance au collectif,
  • Recul de la solidarité et des manifestations spontanées de soutien entre collègues,
  • Moindre entraide et/ou transfert de compétences,
  • Moins bonne circulation d’informations entre collègues,
  • Baisse de l’énergie collective et chute de la sensation de puissance qui se dégage de l’action ou de la réflexion collective bien menée,
  • Perte du contact avec « l’âme » du collectif (équipe et entreprise) et du sens dans l’action…

Perspectives du télétravail

Malgré ces risques, employeurs et salariés dressent un bilan plutôt positif du recours au télétravail, qu’ils ont récemment expérimenté de façon forcée. Certaines entreprises s’orientent vers sa généralisation, tout en cherchant cependant à se donner les moyens d’ajuster les modalités de sa mise en œuvre (télétravail partiel combiné avec du présentiel, notamment). On peut donc s’attendre à une forme d’hybridation choisie des conditions de réalisation de l’activité, avec un présentiel moins systématique, dans tous les secteurs d’activités qui s’y prêtent.

Cela constitue une formidable opportunité pour stimuler et scander la vie des équipes, en organisant une véritable synergie entre les temps en distanciel (centrés sur la réalisation par chacun de ses taches spécifiques) et les temps présentiels sur site (dédiés à la dynamique d’équipe, à la mobilisation autour des buts communs et à la coopération).
Dans cette perspective, on pourrait articuler les effets bénéfiques de chacune des deux configurations de travail ; mais pour les obtenir, certaines conditions doivent être réunies. Outre les aspects techniques et logistiques (qu’il ne faut pas minimiser), il me semble que les facteurs clés de succès relèvent surtout des modalités de management mises en œuvre par les dirigeants et managers.

Enjeux managériaux pour le 3ème millénaire

Voici les chantiers majeurs qui me semblent émerger en cette aube du 3ème millénaire, dans lequel la crise sanitaire nous a définitivement faits basculer :

  1. Manager par le sens et la mission à réaliser, plus encore que par les objectifs,
  2. Discerner le travail qui peut être fait à distance de celui qui doit impérativement être réalisé en présentiel et en collaboration,
  3. Exercer un leadership qui transcende la présence physique (voire peut s’en passer),
  4. Pratiquer la confiance et la délégation à grande échelle,
  5. Développer la capacité d’animation et de reliance afin de transformer les temps présentiels en temps forts, inspirants, créateurs d’impulsions suffisantes pour soutenir les membres du groupe pendant toute la durée de la phase de travail en distanciel.

Bien sûr, l’ensemble de ces pratiques étaient déjà importantes « avant », mais elles deviendront indispensables « après ». Gageons que, pour développer et stabiliser durablement l’ensemble de ces capacités, les dirigeants et managers auront fort besoin d’accompagnement dans la durée ! Et si la COVID-19 nous offrait en bonus une belle occasion d’apprentissages ?