Parmi les évolutions les plus marquantes des relations dans le monde du travail depuis une vingtaine d’années, on peut relever un fait, dont nous n’avons pas forcement mesuré toute l’importance : les relations sont devenues moins formelles et, sous l’influence du monde anglo-saxon, nous avons peu à peu remisé le « vous » au vestiaire des antiquités pour lui substituer un « tu » censé être vecteur de rapprochement, de naturel et de liens.

Et voici les salariés invités à tutoyer leur patron, et vice-versa, donnant une impression/illusion de proximité porteuse de bien des déconvenues. Et voilà, dans la foulée, que les coachs tutoient leurs clients. C’est si simple, et c’est si cool… Allons-y pour le Tu, donc. Faute de quoi, on passera pour un vieux de la vieille ou encore, pire, pour un-e ringard-e…

« Mais ça ne vas pas ! » s’écrie ma superviseure quand nous en parlons (dans un vouvoiement déterminé qui tient le temps long et l’estime réciproque). Mais pourquoi cela n’irait-il pas, ou pas tant que ça, ou pas toujours ? Je vous propose que nous examinions ce phénomène de plus près, en ce début du printemps…

L’implicite du vocable choisi pour interpeler autrui

Rappelons-nous déjà que tout le monde ne met pas la même chose dans le fait de tutoyer ou vouvoyer.
Dans certains milieux aisés, peut-être arrive-t-il encore que le vouvoiement soit requis jusque dans les conversations entre parents et enfants. Pour certains groupes sociaux (les « Millénials » notamment), le recours au Tu constitue une évidence. C’est l’usage du Vous qui leur semble étrange, distant, voire un rien hautain. Un marqueur d’écart.
En revanche, pour les « Séniors », un Tu trop rapide peut paraître incongru, voire impoli. Un marqueur d’irrespect. Autre temps, autre ton. Les années ont donc fait évoluer, au niveau sociétal, la portée que nous donnons à ces pronoms. Au-delà de ces aspects générationnels et culturels, chaque individu peut avoir une préférence personnelle, liée à son histoire et à son tempérament.
Certaines personnes, spontanément plus axées sur la relation (dimension « Sentiment » du référentiel de personnalité jungien) et qui cherchent à créer de la proximité relationnelle, ont besoin de recourir au Tu pour s’ouvrir, se sentir en confiance et s’engager dans la relation, y compris au travail.
Au contraire, d’autres, dont la préférence se porte sur la dimension « Pensée » de ce même référentiel, apprécient une forme de quant-à-soi et peuvent choisir de conserver une certaine distance dans les relations professionnelles, pour s’y sentir tout à fait à l’aise.

Le choix du vocable comme outil de travail

On voit donc qu’il y a sans doute des réglages à opérer pour chacun d’entre nous, dans nos différentes missions.
Chaque coach peut en effet se demander :

  • Quelle est ma préférence personnelle ?
  • Quelle est la préférence personnelle de mon client ?
  • En quoi le contrat qui a été passé va être servi ou desservi par le tutoiement ou le vouvoiement ?

Tu ou Vous, en coaching individuel ?

Dans ce type de mission, le réglage concerne le juste équilibre entre l’indispensable alliance et la distance nécessaire à la position de tiers. En effet, si le coach recherche trop la proximité, il peut tendre vers une relation fusionnelle, avec ces principaux biais :

  • Dépendance du client, qui risque de voir dans la relation de coaching une relation amicale et durable entre deux personnes qui s’apprécient,
  • Moindre impact du coach qui aura peut-être plus de mal à confronter son client, à avoir du recul sur ses agissements et à l’exprimer, à utiliser le rappel au cadre comme outil de travail.

Pour autant, certains clients réclament le tutoiement et peuvent « l’imposer » au coaching. A nous, alors, de veiller à maintenir la distance nécessaire pour pouvoir faire, ensemble, du bon travail avec eux ! Parfois sans la commodité du Vous…

Tu ou Vous, en coaching d’équipe ou d’organisation

En coaching d’équipe, la dimension fondamentale est celle de l’équidistance et de la parité. Les coachs doivent avant tout veiller à interpeler tous les membres de l’équipe de la même façon, afin de montrer qu’il n’y a pas de plus forte proximité avec tel ou tel, et de manifester ainsi leur impartialité.
C’est parfois délicat car, immanquablement, certains équipiers vont commencer à utiliser le Tu, quand d’autres s’en tiennent au Vous. Il est indispensable, dans cette situation, d’en parler au groupe afin de choisir collectivement une « langue de travail », qui sera pratiquée avec tous, sans exception (à éviter particulièrement : le tutoiement du chef et le vouvoiement de ses collaborateurs). Dans mon expérience, j’ai pu constater que la plupart des équipes optent pour le passage au Tu.

Tu ou vous, en supervision ?

En supervision, la même danse a lieu et peut conduire à choisir un « véhicule » différent pour les échanges, selon les coachs supervisés.

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En ce qui me concerne, j’ai appris ces dernières années à savoir quitter le Vous (qui a ma préférence) quand cela paraît utile pour mes clients, dans toutes ces configurations. C’est une gymnastique tout à fait intéressante !
Terminant cet article, je formule le vœux suivant : pouvoir consacrer le prochain à la bise dans les relations de travail, car cela signifierait que nous aurions retrouvé une configuration sanitaire et sociale qui nous permet de la pratiquer (ou pas).