La récente vague #MeToo a eu de nombreux effets positifs. On peut notamment se réjouir qu’elle nous permette :
- De prendre conscience, collectivement, de la prévalence ahurissante des cas de violences faites aux femmes, dans tous les segments de la vie sociale,
- D’acquérir une plus grande lucidité quant à ce qui est choquant/admissible, et ce qui ne l’est pas.
Dans cette perspective de désaliénation, je voudrais partager avec vous un souvenir fondateur de la construction de ma propre compréhension de ce qui est admis ou pas, en matière de sexisme ordinaire, dans les entreprises.
La situation
La scène se situe au tout début des années 90. Je travaillais depuis deux ans environ dans une grande institution, où la culture est à la fois très urbaine et très feutrée. (Les prénoms des protagonistes ont été modifiés).
J’accompagnais Nicole, ma « chef », la directrice de la communication interne (une femme, donc) en rendez-vous chez le directeur logistique (un homme, donc). J’étais très impressionnée de me retrouver à cette altitude organisationnelle que j’imaginais alors propice à des échanges à la fois profonds et subtils… Mais, sans que je m’y attende le moins du monde, le dialogue suivant s’enclenche, au beau milieu de la réunion :
« Nicole : Au fait, Georges, il faut que je vous parle d’une chose qui m’ennuie un peu…
Georges (l’air compatissant) : Mais, allez-y, Nicole, je vous en prie. Qu’est-ce qui peut bien vous ennuyer ?
Nicole : Nathalie, la responsable de l’équipe Événementiel, vient de me raconter un incident avec Roland, un de vos responsables d’équipes.
Georges (intrigué) : Ah, bon…
Nicole : Oui. Ils travaillaient sur la préparation de la prochaine allocution du DG, et ils n’étaient pas d’accord sur ce qu’il fallait mettre en place techniquement. Le ton est monté, et Roland dit à Nathalie : « Bon, cocotte, ça suffit maintenant. On fera ce que je te dis, un point c’est tout ! » Et…
Georges : Ah ! Bon, Roland est un peu sanguin, vous le connaissez…
Nicole : Oui, mais c’est la suite qui me gêne, surtout, Georges… Il a sorti de son tiroir… Euh, comment dire, une sorte de sculpture de sexe masculin, …. un phallus et l’a posé sur le bureau devant Nathalie, avec un grand sourire. Elle a fondu en larmes et a quitté son bureau. »
(Disant cela, Nicole me semblait très gênée, mais en colère aussi. Je voyais bien que cela lui avait coûté de faire cette description qui tranchait avec les dorures au plafond, le parquet en bois aux points de Hongrie et les hautes fenêtres s’ouvrant sur la Seine ; comme si l’obscénité, c’était de raconter, rapporter cette scène en ces lieux prestigieux… Quant à moi, j’étais interdite).
« Georges : Écoutez, Nicole, il ne faut pas dramatiser. Elle m’a l’air un peu fragile, votre Nathalie. Ce n’est pas très élégant, je le concède, mais bon, ce n’est pas non plus une affaire d’état ! Y’a pas de quoi se sentir offensée… »
(J’écris « offensée » au féminin car c’est ainsi que je l’ai entendu. Et Nicole aussi probablement…)
« Nicole : Quand même, vous trouvez ça normal, Georges ?
Georges : Non, non, bien sûr que ce n’est pas normal, mais … Je crois qu’il ne faut surtout pas surinterpréter. C’est de l’humour. Pas du meilleur goût, certes, mais c’est pour plaisanter. Il est un peu macho, vous savez… Et puis, il a beaucoup de soucis en ce moment ; il est sous pression, donc, il peut manquer un peu de retenue, de tact… Vous voyez ce que je veux dire, Nicole, n’est-ce pas ?
Nicole : Mais, vous lui en parlerez, Georges, n’est-ce pas ?
Georges (changeant de ton) : Mais, bon sang, pourquoi voudriez-vous que je lui en parle ? Qu’est-ce qu’il y aurait à dire ? Je ne comprends pas du tout où vous voulez en venir. On ne va tout de même pas monter en épingle tous les non-évènements du quotidien ! Vous ne croyez quand même pas que je vais perdre mon temps à aller inspecter ses tiroirs et à lui expliquer comment il faut répondre à Nathalie !
(Se reprenant) Bon, ça suffit sur ce sujet. Revenons à nos moutons, Nicole. On a beaucoup de points à aborder aujourd’hui ; ne perdons plus de temps avec ces enfantillages ! »
Nicole n’a rien répondu.
La construction de ma représentation
Nicole n’a rien répondu.
C’était pourtant une femme intelligente et énergique, que j’admirais beaucoup. D’ailleurs, je me rappelle qu’il était courant d’entendre dire d’elle qu’elle avait des c… (Ah, ce phallus qui hante les couloirs des directions générales !).
Ce moment a été fondateur pour moi, car il m’a enseigné que certaines femmes doivent endurer toutes sortes de vexations ou d’humiliations ordinaires, simplement parce que certains hommes trouvent amusant de les perpétrer. Et que l’employeur, l’institution, n’y voit pas de problème. Que l’autorité n’en veut rien savoir.
Cette interaction, anecdote parmi tant d’autres, illustre le manque de parité entre femmes et hommes, dans le travail quotidien. Autrement dit, en tant que femme, il faut vivre avec et se blinder afin de ne pas en être affectée, troublée ou blessée. C’est aussi la condition à la progression hiérarchique, dans des cercles de plus en plus masculins.
Cette croyance m’a suivie pendant bien des années et c’est seulement sur le tard, la maturité venant, que je comprends que cette représentation était un « construit social » inadmissible. Et que je veux la déconstruire…
Les perspectives pour les organisations
Tant que des hommes pourront, en toute impunité, faire des remarques graveleuses au passage d’une femme dans un ascenseur, faute de mieux sortir un phallus d’un tiroir pour mettre un terme à une discussion, faire un doigt d’honneur en réunion pour marquer un désaccord, sans parler de passages à l’acte et d’agressions pires encore, il n’y aura pas d’égalité femmes/hommes au travail.
Et les directions générales auront beau jeu de parler de bienveillance ou de gentillesse au travail, d’installer des baby-foots ou des tables de ping-pong dans les salles de repos (pourquoi pas aussi des coins poupées avec des casseroles, pour les filles !), ces espaces continueront à être des salles de garde, propices à certains relâchements au moins verbaux, dans lesquels les femmes ne peuvent pas se reposer, et l’univers professionnel restera marqué d’une inégalité, certes maintenant illégale, mais bien vivace (donc, mortifère pour celles qui en souffrent)…
C’est ce qu’il faut absolument changer. Il est grand temps… Et cela ne peut se faire qu’avec vous, messieurs !