Il n’est jamais agréable d’être mis devant le fait accompli…

Souvenez-vous : il y a deux ans, vous (oui, je dis bien, vous, personnellement) avez dû passer près de deux mois reclu.e à votre domicile parce que vous n’aviez plus le droit de sortir dans la rue sans motif valable ni attestation.

Pourtant, vous aviez certainement vu, tout comme moi, dans les premières images de Wuhan confiné, la manifestation d’une folie autoritaire et pensé que nous aurions, nous, traité cela différemment, avec maestria, démontrant une nouvelle fois notre génie adaptatif et notre habileté à contourner les obstacles comme à maîtriser les éléments.

Il n’en fut rien. Le réel s’est imposé à nous tous, sans exception. Et des choses impensables (car inédites ou impensées) se sont produites. Pourtant, le risque épidémiologique était bien connu ; mais il n’avait jamais été vraiment pris au sérieux, ni par les États, ni par les entreprises, tant il semblait inconcevable, et de ce fait improbable, qu’il se réalise « ici ».

Collectivement, le déni nous avait paru être une protection suffisante. « Je n’y crois pas » pouvait assurer crânement un ancien Président des États-Unis à propos du réchauffement climatique…

Le déni est un puissant mécanisme de défense psychique mais en rien une protection effective

Ce souvenir stupéfiant devrait nous inviter à une réflexion systémique : qu’arrive-t-il à notre civilisation, en cette 3ème décennie du XXIème siècle ? Que nous arrive-t-il ?

Nous sommes attachés à une conception du monde fondée sur l’illusion d’une abondance infinie (des ressources, de la croissance et de la consommation), et nous découvrons une réalité de plus en plus nettement marquée par la rareté et contrainte par des limites, à l’exception notable de notre production de déchets, laquelle croît effectivement de façon exponentielle ! Raréfaction des ressources (sur le plan de la production), mais aussi des conditions matérielles propices à une activité humaine sereine, rareté des « talents » (sur le plan des RH), et – peut-être, bientôt – rareté des débouchés découlant d’une érosion du pouvoir d’achat des consommateurs.

En fait, nous aimons considérer le monde, la « Nature », comme un élément de notre environnement, dont nous pouvons disposer à notre aise, selon nos goûts et intérêts. Nous la pensons, au pire, comme une réserve dans laquelle aller piocher ce dont nous avons envie (mais qui se charge du réassort ?), au mieux, comme un espace de loisirs et un sujet de photos pour nos réseaux sociaux. Or, nous sommes en train de réaliser, sidérés, sonnés, atterrés, qu’elle est la condition de notre vie, sa fondation et non pas son décor.

Mais, nous rechignons à intégrer ces faits, forts contrariants mais hélas avérés, dans nos représentations. Car nos cerveaux, en situation de dissonance cognitive intense, veulent retomber sur leurs pieds (si je puis dire) et en rester à leurs croyances antérieures, bien plus confortables et agréables, il est vrai.

Pourtant, nous le savons bien : si le déni nous protège très efficacement de l’angoisse provoquée par la rencontre du Réel, il ne met en rien nos sociétés à l’abri des chocs physiques qu’elles ont déjà commencé à subir, et donc nous avec elles. (Sur les neuf limites planétaires scientifiquement établies en 2009, six ont déjà été franchies à ce jour, enclenchant d’implacables séries de boucles systémiques de destruction.)

Quelques questions incontournables pour les leaders d’aujourd’hui

  • Peut-on continuer à pratiquer la pensée magique et espérer collectivement que ce qui nous déplaît ne peut pas advenir puisque nous n’en avons pas envie ?
  • Faut-il continuer à croire que les entreprises se porteront bien sur une planète qui va de plus en plus mal ?
  • Peut-on réellement les diriger comme « avant », en pratiquant un même leadership, basé, de loin en loin, sur le postulat de croissances et d’optimisations infinies ?
  • Faut-il miser sur le progrès technologique futur pour nous éviter de prendre en compte le Réel actuel ?
  • Le métavers suffira-t-il à nous sauver ?
  • Nous contenter de nous conformer, bon gré mal gré, à ce que le loi nous impose d’ores et déjà, en matière d’écologie et lutte contre le réchauffement climatique, ne traduit-il pas une lecture euphémisante des dynamiques à l’œuvre ?

Finalement, ne pas souhaiter voir, comprendre, et surtout tenir compte de la situation dans laquelle nous sommes ne serait-il pas une simple fuite en avant collective ? Il semble pourtant que ce soit ce que nous avons implicitement choisi – jusqu’ici, en tout cas. Alors, comment engager nos sociétés entières dans le passage du « toujours plus » au « peut-être mieux » ?

Pour un leadership renouvelé

Si le propre des leaders est bien d’anticiper, de proposer des visions nouvelles et d’engager les groupes humains dans des transformations courageuses et difficiles, alors, on pourrait dire, plus que jamais : « Y’a plus qu’à ! »

Dans cette situation inédite, la contribution des dirigeants, au niveau des États, des institutions, ou encore des entreprises, grandes ou petites, semble décisive. En effet, ils sont les mieux placés pour fédérer les individus, afin de :

  • Nous inviter à nous emparer prestement du constat que le monde n’est définitivement pas tel que nous souhaiterions, et lutter contre la dissonance cognitive, les paresses intellectuelles, les obscurantismes,
  • Revoir profondément la hiérarchie des valeurs qui nous guident dans nos actions au quotidien, à l’aune des nouvelles menaces qui nous font face,
  • Anticiper et apprendre à accompagner les répercussions psychologiques et émotionnelles majeures des bouleversements en cours et à venir, notamment la peur, la colère et le désespoir, qui pourraient s’installer durablement dans nos vies,
  • Enfin, engager notre intelligence collective, nos forces et nos moyens sur un cap réaliste, à la recherche de solutions adaptées.

Ceci appelle une lucidité, une énergie et un sursaut créatif incommensurables. Or, la créativité, surtout collective, ne peut advenir que si l’on garantit les conditions de son émergence dans les groupes humains, en mobilisant le goût de la contrainte, l’audace personnelle et le respect de l’altérité.

Dès lors, les leaders dont nous avons besoin aujourd’hui ne sont pas tant des « hommes forts » que de grands ou de grandes chef.fe.s d’orchestre, capables d’impulser et conduire un mouvement de reconfiguration complète de nos manières collectives de travailler, d’être ensemble, pour être durablement vivants sur Terre. Cela suppose de déployer l’audace, la confiance, l’empathie et la créativité jusqu’à des sommets.

En tant qu’intervenante, je n’aspire à rien d’autre qu’à les soutenir (par des approches méthodologiques innovantes et originales) dans cette grande aventure intellectuelle, cognitive, sociétale, et surtout humaine.

Bref, y’a plus qu’à …